L'annonce à la fin août de l'acquisition de Bucherer par Rolex a suscité, à juste titre, de très nombreux commentaires et analyses. J'ai même vu des explications qui tenaient en plusieurs dizaines de points. De toutes les façons, quand une transaction d'une telle envergure s'opère, on peut trouver plein de bonnes raisons pour l'expliquer. Mais au bout du compte j'ai le sentiment qu'on finit par mélanger les causes et les conséquences et que l'explication du pourquoi de la transaction est beaucoup plus simple que ces longs déroulés de plans d'action que certains ont cru bon faire.
Je pense sincèrement que la raison de l'acquisition se situe, tel qu'expliqué dans le communiqué de presse du côté du vendeur et pas de l'acquéreur. Bucherer se retrouvait dans une situation d'incertitude de l'avenir de la détention de son capital (compte tenu de l'âge de Jörg Bucherer et de l'absence de descendants directs). Rolex intervient pour stopper cette incertitude et supprimer tout risque que cette entreprise, qui est un de ses tout premiers clients, si ce n'est le premier, ne bascule dans des mains que l'on qualifiera d'hostiles (par exemple un groupe de luxe) ou d'étrangères.
Beaucoup affirment que Rolex n'est pas une entreprise comme une autre: c'est vrai. Alors pourquoi appliquer des raisonnements qui pourraient s'appliquer à d'autres ? J'ai une conviction, c'est que Rolex, en tant que bras armé du canton de Genève est intervenu essentiellement pour que Bucherer demeure dans une situation stable avec une détention suisse (et encore mieux: le centre de gravité passe de Lucerne à Genève). Et j'ai envie de dire à ce stade: point à la ligne et pas besoin d'en dire beaucoup plus sur les raisons. Rolex est puissant, sa structure juridique lui permet des acquisitions de ce type à forte dimension politique et cette action de protection et de défense de ses propres intérêts et des intérêts suisses est, pour moi, LA raison de l'acquisition. Qu'il y ait des conséquences, soit. Que ces conséquences créent des opportunités, on est d'accord. Mais que ces conséquences deviennent les causes, non, ce n'est pas ma lecture.
Par exemple, j'ai lu à de nombreuses reprises que la transaction servait à délivrer un message au réseau de détaillants. Je ne souscris pas du tout à cette théorie. Expliquer en partie une telle transaction par le fait qu'elle fait passer un message qui est non seulement connu mais également bien compris de tous me semble étrange comme raisonnement. Vous pensez sincèrement que les détaillants Rolex n'ont pas compris qu'ils ne pouvaient pas se passer de la marque à la couronne ? Vous pensez sincèrement qu'ils ont besoin d'un message de réaffirmation de la puissance de Rolex alors qu'aujourd'hui, ils ne peuvent pas changer la taille des ampoules sans leur en référer ?
Rolex a beaucoup travaillé sur son réseau et ce depuis de nombreuses années. Je considérais même qu'en me plaçant à la veille de la transaction, il était optimal. Tous les principaux détaillants sont dans le réseau, les plus puissants, les plus dynamiques, les plus innovants. Tous. Pas un ne manque. Et pas un n'a envie de quitter l'aventure Rolex.
En fait, l'analyse des avantages plus ou moins directs de la transaction doit se faire en tenant compte de deux paramètres: le risk management et l'éthique. Et une fois qu'on les considère, on réalise que le scénario du status quo est finalement celui qui est le plus probable.
Parce qu'évidemment, beaucoup de questions se posent. Et si Bucherer ne distribuait plus que des Tudor et des Rolex ? Et si Rolex se retirait d'une partie de son réseau ? Et si Rolex favorisait outrageusement Bucherer dans ses livraisons etc..
Plus j'y pense, et plus je suis convaincu que rien ne va changer. Je pense que le scénario de l'autonomie, tel que présenté dans le communiqué est le plus probable. Je sais que je fais sourire voire ricaner à ce niveau. Comment penser qu'à la suite d'une telle transaction, l'entité achetée reste autonome surtout dans le contexte d'une société aussi normée que Rolex ?
C'est là où les deux composantes du risk management et de l'éthique interviennent.
Le risk management a imposé la transaction. Il y avait un risque, l'acquisition est intervenue, le risque n'est plus. Mais ce même risk management va aussi imposer une logique de répartition des risques. Le fait d'intégrer la distribution s'apparente à une logique de cumul de risques même s'il peut y avoir un léger décalage de cycles. Si le marché devenait difficile, Rolex serait fragilisé dans ses ventes aux détaillants mais aussi dans son activité de vente aux clients finaux via Bucherer. Dans ce contexte, Rolex n'a pas intérêt à ce que Bucherer grossisse significativement en tant que client dorénavant interne. La meilleure façon de se protéger est de laisser l'autonomie opérationnelle à Bucherer pour que les choses évoluent naturellement. L'amélioration de la performance passera par d'autres leviers dont la rationalisation des fonctions supports et des actions de mise en cohérence globale des process comme Rolex sait le faire.
En outre, l'autonomie préserve Rolex d'un sujet dans lequel, tel est mon sentiment, la marque n'a pas vraiment envie de se mêler: la gestion du client final en dehors de certains cas particuliers. Dans un contexte aussi explosif que celui d'aujourd'hui, où on sent des tensions, de la frustration, il est important de conserver une barrière et cette barrière est le réseau de détaillants y compris Bucherer.
L'éthique confirme aussi la situation de status quo. Ce n'est pas un mot prononcé avec légèreté. L'éthique est au coeur du fonctionnement de Rolex. L'acquisition de Bucherer entraîne pour Rolex la nécessité d'être encore plus démonstratif sur cet aspect. Tout simplement parce que les détaillants qui ont investi, qui ont suivi toutes les règles et recommandations de Rolex depuis des lustres ne vont pas comprendre qu'un changement d'attitude à leur égard puisse intervenir par le biais, notamment, de moindres livraisons. Rolex pour ces raisons, parce que ce serait contraire à la stratégie qui a été appliquée pendant plusieurs années, parce que ce serait inexplicable face à des partenaires qui ont accompagné sans sourciller cette stratégie, parce que tout simplement ce ne serait pas possible légalement, ne peut pas avantager Bucherer. Ce serait contraire aux valeurs que la marque a porté et ce serait incompréhensible. C'est donc la situation du status quo qui se profile.
Et puis, que penser des marques extérieures qui sont distribuées chez Bucherer ? Vont-elles pour autant faire leurs valises ? Oui pour celles qui ont entamé le mouvement avant la transaction afin de suivre la logique du groupe auquel elles appartiennent (je pense notamment à Richemont). Mais les autres ? Abandonner Bucherer, son réseau, sa présence aux Etats-Unis au moment où le marché devient délicat ? Ce serait presque du suicide. Alors pour les rassurer, Rolex présentera le principe d'autonomie. Et l'éthique imposera la mise en place d'un "chinese wall" comme on dit dans le milieu des affaires entre les opérations de Bucherer avec les marques d'un côté et les relations entre Rolex et Bucherer de l'autre. Encore une fois, on voit bien que le risk management et l'éthique conduisent à ce que la situation se fige. Enfin, le fait que Bucherer soit adossé à Rolex peut paradoxalement attirer des nouvelles marques et les inciter à contractualiser avec le détaillant. Ce n'est après tout qu'un mouvement déjà existant, il suffit juste de comparer le portefeuille actuel de marques présentes dans la boutique Bucherer de Paris à celui lors de l'ouverture de la boutique. Les changements intervenus dans ce portefeuille sont spectaculaires.
Ce que je souhaite faire passer à travers ces mots, c'est qu'au bout du compte, pour moi, en tant que client final, je ne vais pas voir de grande différence entre la situation actuelle et celle dans disons trois ans. J'irai chez Bucherer et je serai accueilli de la même façon. J'y trouverai d'autres marques que Rolex ou Tudor. J'irai chez Dubail ou chez Rabat et j'y trouverai toujours Rolex et Tudor. Pour moi l'acquisition s'explique avant tout pour des raisons politiques et afin de préserver la pérennité d'une relation. La pérennité, c'est ce qui guide Rolex depuis toujours. Les mouvements sont perpétuels, les comportements de l'entreprise le sont également. J'ai la conviction que les prochaines années ne démentiront pas mes propos. Dans un environnement de plus en plus complexe et un monde incertain, le rôle politique et protecteur (j'allais écrire protectionniste) de Rolex va être renforcé et si on ne prend pas en compte cette dimension dans l'analyse de ses décisions, on oublie alors un paramètre majeur.
Tel est mon point de vue et mon ressenti à travers ma perception de ce qu'est la culture d'entreprise de Rolex. Mais ne je ne détiens pas la vérité non plus et il sera dans tous les cas très intéressant d'observer les impacts de l'acquisition à la fois pour les deux parties impliquées mais également pour les autres acteurs de l'industrie.