Les séries limitées sont-elles toujours une bonne idée ? L'exemple de la montre Couteau Master Ultra Thin Kingsman
Il y a quelques jours, Jaeger-Lecoultre a présenté une nouveauté que je trouve magnifique: la montre Couteau Master Ultra Thin Kingsman. Elle est pour moi proche de la perfection: elle est fine, élégante, raffinée et surtout elle possède le petit truc en plus: la couronne à midi protégée par un arc triangulaire inspiré par une montre de poche historique de 1907. Sa taille est idéale (40mm), ni trop grande, ni trop petite et surtout elle permet d'accentuer le design élancé du boîtier compte tenu d'un ratio diamètre / épaisseur (4,25mm) extrêmement élevé. Le cadran et les aiguilles sont en revanche très différents de ceux de la montre de poche. La finesse du boîtier est obtenue grâce à l'utilisation du calibre extra-plat 849 d'une épaisseur de 1,85mm.
Bref, la montre est très séduisante et offre tous les ingrédients du succès, surtout dans un contexte plus difficile pour les montres habillées. Aujourd'hui la clientèle recherche de plus en plus de montres polyvalentes compte tenu de l'évolution de nos rythmes de vie, les journées n'étant plus segmentées de la même façon. Les délimitations strictes entre vie professionnelle et vie personnelle s'estompent et cela influence aussi notre style vestimentaire qui devient plus décontracté.
La montre habillée doit se réinventer et elle doit au moins comporter une petite touche d'originalité pour survivre dans ce monde concurrentiel qui fait la part belle au sport-chic et aux bracelets en acier. Or la montre Couteau Master Ultra Thin Kingsman possède cette petite touche qui rehausse son intérêt et sa désirabilité.
Félicitations donc aux équipes Jaeger-Lecoultre pour avoir créé ce modèle.
En revanche, je ne suis guère convaincu par sa stratégie de commercialisation. Pour tout dire, je pense que rien ne va mais c'est évidemment un sentiment purement personnel. Il y a 3 éléments qui pour moi ne fonctionnent pas: la série limitée - Mr Porter - Kingsman.
Commençons par le dernier point. Je comprends bien que le contexte du film donne l'opportunité de créer cette montre au protège-couronne si original. Mais après tout, l'inspiration de la montre provient du patrimoine de Jaeger-Lecoultre. Jaeger-Lecoultre a-t-il besoin d'un prétexte anecdotique pour explorer son histoire ? Dommage car le lien avec le film donne un caractère superficiel à la montre qui aurait pu exister sans ce contexte.
Le corollaire est évidemment la sortie en série limitée. Je n'ai aucun souci quant à la réussite commerciale de l'opération. J'ai la conviction que cette montre se vendra très bien malgré son prix somme toute élevé. Comme on dit, quand le produit est désirable, le prix pose moins problème. Mais est-ce qu'aujourd'hui Jaeger-Lecoultre a encore besoin d'une nième montre en série limitée ? Je pense même que c'est une erreur stratégique car la manufacture semble privilégier une opération de court terme par rapport à une démarche en profondeur.
Quand on fait le bilan, si on analyse les montres les plus recherchées, désirées, qui ont les meilleures cotes, qui influencent le plus l'image des marques qui les proposent, il n'y en a pas une qui est en série limitée. Ce sont toutes, Nautilus, Royal Oak Jumbo, Chronomètre Bleu, Daytona etc... des montres qui sont dans les collections permanentes. Elles sont difficiles à obtenir, on est même dans une situation de pénurie mais elles sont toujours là, à la fois présente dans les catalogues et inatteignables. Elles contribuent au mythe du fait de leur présence permanente dans l'imaginaire collectif. Une montre en série limitée ne peut avoir ce même impact: elle ne fait que passer. Une fois que les 100 pièces auront été vendues, la montre Couteau Master Ultra Thin Kingsman disparaîtra des écrans radar.
Pourtant, aujourd'hui, Jaeger-Lecoultre a besoin d'une montre "ronde" véritablement désirable. L'icône reste avant tout la Reverso. Mais le reste souffre du manque d'une montre qui incarne l'offre "ronde" de Jaeger-Lecoultre. La Memovox pourrait avoir ce rôle mais toutes les dernières déclinaisons étaient aussi en série limitée (un comble!).
J'ai la conviction qu'une pièce comme la montre Couteau Master Ultra Thin Kingsman aurait toute sa place dans la collection permanente. Son esthétique rejaillirait de façon positive sur le reste de la collection, mettant un peu de créativité dans certaines collections trop consensuelles. Après Jaeger-Lecoultre peut être dans une démarche de production limitée, la réserver qu'à certains clients mais au moins, elle resterait une sorte d'objectif, de référence. Parce qu'avec le système de la série limitée, la montre ne génère ni émulsion, ni motivation comme peut le faire une Nautilus. Elle génère au contraire de la frustration avec en plus le constat que quand Jaeger-Lecoultre ose, la marque fait des pièces créatives ce qui change d'une offre en matière de montres habillées trop classique et convenue. Et c'est le choc de constater cet écart entre la montre que le client ne pourrait pas avoir (ni même voir) et la montre disponible en boutique. Jaeger-Lecoultre a les capacités de faire mieux.
Enfin, la distribution prioritaire (dans un premier temps) via Mr Porter se comprend compte tenu de l'efficacité du support. Mais si on regarde au delà de la dimension purement commerciale, que vont penser les boutiques ? Et je ne parle même pas du réseau. Eh oui, la montre la plus sympa est pour l'instant réservée à un partenaire certes appartenant à Richemont... mais qui reste une entité extérieure à Jaeger-Lecoultre. Sans compter que les clients, notamment les clients français, aimeraient pouvoir voir la montre avant d'investir 30.000 euros dedans. Mais il y a peu de chance que cela soit possible.
Voilà comment on se retrouve dans une situation que je qualifierais au mieux de paradoxale, au pire d'agaçante. La montre est superbe. Mais au final je ne retiens que de la frustration et des points d'interrogation... sauf si cette montre devait déboucher par la suite sur une pièce dans la collection permanente. Quand on sort une montre magnifique, on essaye d'en tirer profit le plus efficacement possible pour qu'elle ait une influence globale sur la marque et son catalogue. Mais là je n'ai pas l'impression que cela soit le cas.
A travers cet exemple, je souhaitais souligner que trop souvent au sein des marques des stratégies court-termistes sont mises en oeuvre au détriment d'un pilotage plus pérenne et profond des collections et des catalogues. Il faudrait pourtant y songer, la marque la plus performante (Rolex) est celle qui réussit le mieux cet exercice.