Quel avenir pour les salons horlogers ?

Pour de nombreux commentateurs, la décision de Rolex, Tudor, Patek Philippe, Chopard et Chanel de quitter Baselworld et donc d'organiser un nouveau salon adossé à celui de Watches & Wonders à Genève en avril 2021 était tout sauf une surprise. En ce qui me concerne, je fus surpris. Certes, nous connaissions tous le conflit qui existait entre les marques et l'organisateur de Baselworld concernant le mécanisme de remboursement des montants facturés au titre de la participation à l'édition 2020. Il n'empêche que de mon côté, je ne m'attendais pas à ce que ces marques notifient leur départ dès cette année et j'envisageais plutôt un départ (ou pas) après l'édition 2021 qui devait symboliser un renouveau, une nouvelle dynamique pour le salon.

Il est évident que la décision de ces poids lourds, suivie le lendemain par celle de LVMH, met du plomb dans l'aile à Baselworld et l'issue logique serait maintenant l'annonce de la fin du salon prononcée par MCH qui dans ce genre de situation, préférerait arrêter les frais.

Dans ces circonstances, j'ai 3 sentiments: je ressens de la nostalgie, de la peine et de la frustration. De la nostalgie car je me remémore tous ces excellents moments passés à Baselworld, les rencontres avec tous les acteurs, l'incroyable énergie des belles années et surtout une atmosphère unique qui faisait qu'en 30 minutes, je pouvais passer d'un rendez-vous avec la marque la plus puissante du monde dans un stand impressionnant à une rencontre avec un créateur fabriquant 3 montres dans son atelier sur un coin de table au Ramada. C'est (c'était ?) ça Baselworld: une énergie, une émulsion et surtout la sensation d'assister à la vie de tout un secteur industriel où d'une certaine façon, les gros entraînent les petits.

Crépuscule sur Bâle:


De la peine car j'ai une pensée pour la dernière équipe exécutive du salon qui s'est battue pour sauver un événement en plein plongeon. Le procès qui lui a été fait par certains sur le sujet des remboursements était excessif. Pas la peine d'aller chercher très loin l'explication de l'attitude de l'organisateur: avec le report de l'édition 2020, il cherchait simplement à préserver sa trésorerie pour pouvoir organiser le salon en janvier 2021. C'était soit subir une mort rapide en remboursant tout, soit conserver un infime espoir en gardant du cash. Ils ont choisi la seconde solution mais cette option, ayant évidemment des conséquences sur les marques, combinée à l'attitude totalement déconnectée de la réalité des acteurs économiques de Bâle ont entraîné leur retrait. Quant à la date de report en janvier 2021, après tout, elle n'était pas pire qu'une autre car répondant ainsi à la volonté de certaines marques de pouvoir vendre en début d'année civile et de celle des détaillants d'avoir une visibilité plus rapide des nouveautés de l'année.

De la frustration enfin car ce que j'avais vu en 2019 était encourageant et j'avais bon espoir sur le contenu de l'édition suivante. Elle devait offrir une toute nouvelle expérience aux visiteurs avec des zones d'innovation, une galerie d'art, une meilleure mise en valeur de l'horlogerie indépendante, une exposition de montres mises aux enchères par Phillips et surtout une plus grande interactivité entre les visiteurs et les marques comme l'indiquait le projet de plateforme d'échanges et de réflexion. En fait, la volonté de la direction de Baselworld était de  transformer le salon en un événement global de l'industrie, dépassant le pur cadre de la présentation de nouveautés. De toutes les façons, ce rôle de présentation perdait du sens, les marques dévoilant des nouveautés tout le long de l'année. J'étais donc très curieux de découvrir cette transformation et il ne faut pas le nier, il sera maintenant très difficile, pour ne pas dire impossible de la mettre en oeuvre.

Le lent et irréversible déclin du salon depuis de nombreuses années ainsi que les conditions d'hébergement aux tarifs exorbitants de la ville de Bâle n'altéreront pas les souvenirs mémorables de mes nombreuses visites de Baselworld. Mais malheureusement, j'ai bien le sentiment qu'une page se tourne et définitivement.

Le déclin de Baselworld se ressentait dans la configuration du Hall 1.0:


Genève devient maintenant le centre de gravité du secteur. C'est après tout d'une grande logique: le canton l'était déjà du point de vue industriel ce que n'a jamais été Bâle. Alors que des marques genevoises expriment le souhait d'exposer à Genève, il n'y a rien de plus naturel finalement. De plus, Palexpo, sa proximité avec l'aéroport ainsi que l'infrastructure hôtelière de la ville offrent  un cadre adapté permettant la tenue simultanée de Watches & Wonders et du fameux nouveau salon.

Cependant, tout n'est pas gagné pour Genève, loin de là. Il y a déjà le contexte sanitaire: qui aujourd'hui peut affirmer avec certitude qu'un événement réunissant du public pourra se tenir en avril 2021 (soit dans 11 mois), sans encombre et a minima sans contrainte? Personne. Petit à petit, tout le monde se rend compte que nous allons devoir vivre avec le virus pendant de longs mois et cela peut peser sur l'organisation.

Ensuite, de nombreuses questions se posent sur la façon avec laquelle les deux salons vont s'articuler au sein de Palexpo. En tout cas, l'ambition est claire telle qu'exprimée dans le communiqué de presse:

"Le nouveau salon, qui sera conjoint à celui organisé par la Fondation de la Haute Horlogerie – Watches & Wonders –, se tiendra à Palexpo. Il a pour ambition d’offrir la meilleure plateforme professionnelle possible aux marques partenaires, d’appliquer une vision commune pour mener à bien les défis futurs de l’industrie horlogère ainsi que d’apporter un éclairage indispensable sur le savoir faire et les innovations de la branche, en Suisse et à l’international.
D’autres marques pourront être intégrées, selon des modalités qui restent à définir. Ce nouveau rendez-vous s’adressera en priorité aux détaillants, à la presse et aux clients VIP."

Le communiqué m'inspire les réflexions suivantes:
  • Plus que jamais l'industrie a besoin d'un salon physique où les acteurs peuvent se rencontrer, échanger, partager. Ce secteur d'activité pèse trop peu dans l'économie mondiale (je rappelle que la capitalisation boursière de Richemont représente moins de 3% de celle d'Apple) pour se permettre d'agir en ordre dispersé. Il doit avoir un événement  qui le fédère et qui sert aussi de vecteur d'image et de communication. La tenue commune de ces deux salons est de fait une excellente nouvelle même si sa dimension ne sera pas celle d'un Baselworld des beaux jours qui réunissait les marques (de toute taille) mais aussi les sous-traitants, les fournisseurs.
  • L'expérience digitale de Watches & Wonders de cette année fut réussie mais le constat est là: la présentation purement virtuelle des nouveautés manque cruellement d'émotion. Et cela se ressent aussi auprès des clients finaux qui n'auraient pas forcément visité le salon. Toutes les infos sont arrivées en même temps, sans photos live, sans les sentiments des visiteurs.
  • J'ai toujours une interrogation sur la date de début avril 2021. Il apparaissait dans les retours concernant les dates de cette année que la fin avril était trop tardive. Quid de début avril sachant que LVMH aura sûrement pérennisé son salon de Dubai en janvier? En tout cas, si Watches & Wonders 2021 se déroule début avril, cela fera deux exercices fiscaux à la suite pour Richemont sans salon!
  • La vraie question qui se pose est de savoir quelle image le(s) salon(s) va (vont) vouloir donner. A travers le communiqué, on ressent la volonté de mettre en place un événement exclusif. Je le comprends tout à fait. De toutes les façons, on ne pouvait pas rentrer dans les stands Rolex ou Patek comme dans un moulin et il y a un certain standard à respecter si on veut faire les choses correctement et efficacement. Maintenant, est-ce que vouloir reproduire le schéma d'exclusivité du SIHH d'il y a quelques années est la meilleure solution? Est-ce que cela correspond à l'image que l'on veut donner du secteur en 2021? Le monde change et la crise liée au virus le fait changer encore plus vite. Regardons nos façons de travailler, de consommer, d'entrevoir le monde... tout a évolué en 3 mois. Est-ce qu'en 2021 l'horlogerie, même très haut de gamme peut se permettre de donner l'image d'une forteresse avec des clients VIP du monde entier invités à grand frais buvant du champagne toute la journée ? Il y a là une vraie interrogation. L'enjeu aujourd'hui pour l'horlogerie, y compris pour les marques les plus puissantes est le renouvellement de la clientèle. Or les aspirations des nouvelles générations, leur façon de concevoir le luxe ou plutôt le très haut de gamme n'est pas forcément la même que celles des clients d'aujourd'hui. L'horlogerie ne peut pas se permettre de renvoyer une image finalement... osons le dire: has been. La simplicité, l'esprit d'ouverture, j'ai envie de dire aussi la décontraction devront être présentes. Et des vrais thèmes devront être mis en avant: l'empreinte carbone de l'événement, la maîtrise des coûts, des déplacements etc... Enfin, n'oublions la mise à disposition rapide des prototypes sur les marchés afin que les clients finaux puissent découvrir les nouveautés rapidement après la tenue des salons.
  • Je m'interroge aussi sur tout l'écosystème des petites marques qui étaient présentes à Baselworld et qui tiraient profit de la présence des médias pour dévoiler leurs produits. Que vont-elles pouvoir faire à Genève ? Si elles ne peuvent pas exposer à Palexpo, la situation deviendra difficile. Je vois mal les visiteurs faire des allers-retours permanents entre Palexpo et le centre de Genève. On faisait avant le choix d'arriver à l'avance et on profitait du week-end qui précédait le SIHH pour rencontrer le maximum de marques mais un tel schéma pourra-t-il se reproduire? Et là aussi, il y a une décision stratégique à prendre. Si les salons ne trouvent pas un moyen de soutenir ces petites marques, c'est tout un pan du secteur qui risque de disparaître au risque de fragiliser les acteurs de la sous-traitance ce qui ne sera pas sans conséquence pour tous.
  • En fait, comme toujours, c'est Rolex qui a les clés en main. On ne le dit jamais assez: Rolex, par son attitude, par son implication constante dans Baselworld pendant de nombreuses années, a toujours soutenu (et plus bien que ça: a porté à bout de bras) une industrie. C'est son intérêt: il vaut mieux être le leader d'un secteur qui se porte bien qu'oeuvrer dans un contexte chancelant autour de soi. Alors je serai très curieux de voir les prochaines précisions qui seront apportées sur l'organisation du salon et son articulation avec Watches & Wonders.
Le stand Rolex à Bâle, une image qui appartient dorénavant au passé:


Comme nous pouvons tous le constater, malgré la clarté du message délivré lors du communiqué de presse, de nombreux points d'interrogations demeurent. Cependant, je perçois l'annonce de ce regroupement des acteurs clé de l'industrie comme une excellente nouvelle. J'espère en tout cas que ce nouvel événement donnera à la fois une impulsion dynamique à l'industrie et de nouvelles perspectives... pour ne pas dire un avenir aux salons horlogers qui ont beaucoup souffert ces dernières années.