La redoutable stratégie de Rolex et de Tudor autour de leurs montres GMT

Nombreux furent les observateurs surpris par la présentation simultanée de la Rolex GMT Master II Acier à lunette Cerachrom rouge et bleue et de la Tudor Black Bay GMT à lunette bordeaux et bleue (notez les terminologies chromatiques différentes). Ces deux montres évoluent évidemment dans des segments différents mais possèdent un air de famille certain, renforcé par les couleurs de leurs lunettes respectives. Pourquoi donc sortir ces deux montres lors de la même édition de Baselworld alors que la stratégie de Tudor lors des années précédentes avait pour but de se distinguer de Rolex? La Tudor Black Bay GMT ne serait-elle pas trop inspirée par sa prestigieuse cousine de la marque à la couronne?


Une fois l'effet de surprise passé, il est temps de revenir sur la portée stratégique de cette décision. Et de mon point de vue, Rolex et Tudor ont réussi un coup de maître: les deux marques viennent tout simplement de porter un coup très fort sur la concurrence dans le segment de la montre GMT sport-chic. La cause est entendue et pour deux raisons: l'évolution de l'image de Tudor et le travail effectué par Rolex sur son nouveau modèle.

J'ai la conviction qu'une telle décision n'aurait pas été possible il y a disons 5 ans. L'image de Tudor était à l'époque liée à celle de Rolex pour de mauvaises raisons. Tudor apparaissait alors comme une sorte de Rolex plus abordable mais sans véritable identité. Tout le travail conduit par les équipes de Tudor, en s'appuyant notamment sur le succès de la collection Black Bay a été, non pas de s'éloigner de Rolex comme cela est écrit régulièrement (ce qui d'ailleurs aurait été stupide...), mais bien de définir la propre identité de Tudor. Au fil du temps, grâce à une augmentation significative de la qualité perçue (finitions, mouvements maison) et à des détails esthétiques contribuant à la définition de cette identité (aiguilles snowflake, couronne, forme du verre etc...), Tudor est parvenue à exister par elle-même tout en profitant de l'image de qualité d'une société affiliée à Rolex.


C'est la raison pour laquelle Tudor peut se permettre aujourd'hui de présenter une Black Bay GMT "Pepsi". Cette montre aurait été auparavant perçue presque exclusivement comme une "sous-GMT". Aujourd'hui, elle existe telle quelle, avec ses propres qualités comme par exemple l'utilisation d'un mouvement manufacture. D'ailleurs, la stricte comparaison des performances entre les deux montres est à ce titre très éclairante: la Tudor Back Bay GMT n'a pas à rougir face à la Rolex  GMT Master II et se permet même de proposer une étanchéité supérieure! Cependant, ne perdons pas de vue que la Rolex se positionne sur une autre dimension sur laquelle nous allons revenir.


Mais alors pourquoi oser une telle lunette si la Tudor Black Bay GMT a suffisamment de crédibilité pour éviter toute comparaison avec la Rolex GMT Master II? Tout simplement pour s'attaquer à la concurrence dans un créneau tarifaire extrêmement encombré, celui compris entre 2.000 et 4.000 euros.


C'est tout le paradoxe: on en vient à critiquer Tudor d'utiliser une lunette Pepsi alors que la concurrence le fait également. Alors, pourquoi s'en priver? L'image restaurée de Tudor, l'environnement qualitatif de Rolex, le mouvement de manufacture font que la Tudor Black Bay GMT devient la proposition de montre GMT la plus crédible à un prix certes supérieur à celui d'une Tag Heuer Aquaracer GMT mais qui demeure, somme toute, raisonnable (3.350 euros pour la version à bracelet cuir et 3.650 euros pour la version à bracelet acier). J'ai envie de rajouter que cette montre vient aussi à point nommé pour insuffler une nouvelle dynamique à la collection Black Bay grâce à cette complication et cette différentiation esthétique chez Tudor liée à la lunette.

Et puis il y a la GMT Master II. La lecture du tableau laisserait penser que la Tudor offre autant pour un prix bien plus raisonnable. Alors, pourquoi s'intéresser à la GMT Master II? Tout simplement car elle se distingue par deux éléments clé qui en font la référence de la montre GMT en acier.


Le premier atout est la qualité perçue. En manipulant cette montre, j'ai ressenti toutes les petites touches apportées par Rolex qui font progresser cette montre par rapport à sa devancière. J'ai aimé le rendu du disque de la lunette, j'ai aimé le subtil travail sur le boîtier, notamment au niveau des cornes pour le rendre plus raffiné et surtout j'ai aimé la présence du bracelet Jubilé.

Ce dernier a deux vertus: il donne un style plus cossu  à la montre et surtout, il permet de distinguer au premier coup d'oeil la version acier de la version en or gris à lunette Cerachrom bleue et rouge. La situation est déjà compliquée pour les propriétaires de cette version qui doivent accepter l'utilisation de la même lunette avec une montre quatre fois moins chère. Au moins, l'utilisation d'un bracelet différent les motivent à acquérir aussi la version acier. Et à partir de cette année, la version en or est proposée avec un cadran bleu... Rolex a donc évité de cloner sa montre en deux matériaux différents. La situation pouvait devenir complexe du fait de similitudes esthétiques, Rolex s'en sort et espère même raviver la flamme de la clientèle de la version en or gris: transformer une frustration en motivation, c'est du grand art.


Le second atout est le tout nouveau mouvement 3285. Ses performances techniques (sa réserve de marche de 70 heures, une précision annoncée entre -2 et +2 secondes par jour, l'échappement Chronergy qui améliore le rendement énergétique du mouvement etc...) en font un calibre 3235 adapté au contexte GMT. Il se révèle être très pratique à l'usage grâce au système de réglage indépendant par saut de l'aiguille des heures qui est aussi présent sur le 3186. Comme tout changement de génération de mouvements, les différences ne sautent pas forcément aux yeux compte tenu de l'homogénéité qualitative de Rolex. Mais les améliorations sont réelles avec toujours le même objectif: le confort à l'usage apporté au propriétaire de la montre.

Et surtout, une fois mise au poignet, la magie opère. Oui, c'est une Rolex GMT Master II en acier à lunette bleue et rouge. Non, elle ne semble pas constituer une grande nouveauté au premier coup d'oeil. Oui son prix est de 8.500 euros... Et très vite, le sérieux de la construction, la qualité de l'exécution, le soin apporté au détail rendent la montre très séduisante, pour ne pas dire: irrésistible. Et là, incontestablement, la différence de prix par rapport à la Tudor s'explique. Tout simplement parce que la Rolex GMT Master II en acier devient la référence absolue de ce type de montre.


J'en reviens donc au propos initial. S'il fallait résumer en deux phrases la redoutable stratégie de Rolex et de Tudor, je le ferais ainsi. Il y a quelques années, la Tudor Black Bay GMT aurait été perçue comme une version abordable de la Rolex GMT Master II Acier. Aujourd'hui, la Tudor Black Bay GMT et la Rolex GMT Master II Acier sont les références de leurs segments respectifs. Une différence subtile? Non, une différence fondamentale.