Les maux de l'horlogerie: 2) l'illusion du "lifestyle"

Il y a quelques années à Bâle, une attachée de presse m'annonce: "la marque veut prioritairement communiquer à travers des médias "lifestyle" et s'intéresse moins aux médias horlogers". Bigre! J'avais presque l'impression de passer pour un ringard. Ce que je ne savais pas à l'époque, c'était que le qualificatif de "lifestyle" allait devenir l'alpha et l'oméga (sans mauvais jeu de mots) de la communication des marques.

Mais d'ailleurs, "lifestyle", qu'est-ce que cela veut dire? Je ne suis même pas sûr que ceux qui en parlent le sachent vraiment. Selon ma propre définition, la communication "lifestyle" vise à toucher une clientèle aisée sensible à l'art, à la mode, aux voyages, au design et moins préoccupée par des pures considérations horlogères. La montre serait choisie par cette clientèle plus en fonction de ce qu'elle représente que pour ses caractéristiques intrinsèques. Avec le temps, j'ai compris que ma définition n'était pas partagée par tout le monde, tout du moins sur le segment concerné. Nombreux sont ceux qui considèrent que le "lifestyle" doit permettre d'atteindre le Graal absolu: les Millenials (dit en anglais, cela fait immédiatement plus branché que Génération Y). 

A la base, la volonté des marques de s'intéresser à cette génération est logique et louable. Comme je l'ai déjà écrit à de nombreuses reprises, l'enjeu principal de l'industrie horlogère est aujourd'hui de renouveler sa base de clientèle. L'acheteur traditionnel ne semble plus beaucoup intéresser les marques car son potentiel d'acquisition apparaît comme limité. Alors, il faut bien trouver de nouveaux relais de croissance et c'est là que le "lifestyle" entre en jeu.

Je ne blâme donc pas les marques de vouloir étendre ou renouveler leur base de clientèle. Mais ce qui me surprend beaucoup, c'est l'exécution de ce magnifique plan censé assurer la reprise des ventes en cette période de crise horlogère. Car, d'après moi, cette stratégie "lifestyle" se fonde sur plusieurs erreurs d'interprétation et sur une méconnaissance, on y revient toujours, du client final et de ses aspirations.

Tout d'abord, je suis toujours surpris de sentir qu'une sorte de segmentation radicale du marché existe dans l'esprit des marques. D'un côté le client, que l'on qualifiera d'averti, qui achète une montre sur la base de critères objectifs (prix, performances, mouvements de manufacture ou pas etc...), de l'autre le client sensible à des critères subjectifs (son appréciation du design, l'image que la montre lui transmet etc...) et entre les deux, un mur qui les sépare nettement. Mais en 2017, les choses sont beaucoup plus complexes que certains l'imaginent.

Par exemple, je pourrais être facilement classé comme "geek horloger". J'ai beaucoup dépensé en achetant des montres (une vraie danseuse cette passion!) et j'aime savoir ce qui se cache derrière tel ou tel mouvement. Le contenu horloger d'une montre est pour moi un critère fondamental... mais ce n'est pas le seul! Je suis aussi sensible au design, à l'image, à la perception que j'ai de la marque etc... Et parallèlement, le niveau des connaissances des clients lambda qui rentrent dans les boutiques a beaucoup évolué et ces clients sont maintenant mieux informés. Ils deviennent par exemple plus sensibles et exigeants sur la nature des mouvements qui équipent les montres. Alors au bout du compte, est-ce que mes critères d'achat seraient  très différents de ceux d'un client moins passionné? Pas si sûr que cela même si la passion qui m'anime me conduirait à allouer à l'horlogerie un budget plus important et à rechercher des marques plus exclusives.

Le compte Instagram de cette petite marque est particulièrement bien structuré. Elle vend des montres à 300 euros mais les marques bien plus prestigieuses rêvent d'avoir un compte aussi efficace! Quand les gros s'inspirent des petits!


C'est pour cela que je ne comprends pas l'orientation très nette vers cette communication "lifestyle" qui semble oublier bien d'autres aspects pourtant nécessaires à la séduction des clients potentiels. Mais, à propos, pourquoi j'évoque cette orientation très nette? C'est très simple: il suffit de passer quelques minutes sur les comptes Instagram de certaines grandes marques. La tendance est impulsée: les quartiers généraux ont demandé aux personnes en charge des comptes d'insuffler du "lifestyle". Et la consigne est bien passée, croyez-moi. Il n'y a pas plus dévots que les fraîchement convertis: certains comptes sont un festival de photos où la montre, à peine visible, ne devient plus qu'un accessoire d'une mise en scène sensée évoquer un moment heureux d'art de vivre, à bord d'un bateau, habillé d'un beau costume et une coupe de champagne à la main.

Et c'est là que je touche l'erreur la plus manifeste de la part des marques: la perte de repères. Vous savez quelle est la différence entre le marché aujourd'hui et celui d'il y a dix ans? C'est très simple: il y a dix ans, une petite marque voulait singer les grandes. Aujourd'hui, une grande rêve d'agir comme une petite. Mais, engluée dans ses contraintes, dans sa culture corporate rigide, elle n'y arrive pas.

Lorsque une petite marque qui a développé son business via Instagram fait appel à des photographes de très haut niveau pour alimenter son compte, une grande marque fait appel à un stagiaire pour raisons budgétaires.

Lorsque la montre d'une petite marque apparaît clairement en zoomant la photo, elle apparaît floue sur la photo de la grande marque.

Lorsque une petite marque construit son compte Instagram en respectant une cadence quasi-militaire (photo d'environnement puis un plan rapproché puis un wristshot), une grande marque poste encore et toujours les mêmes photos.

Lorsque une petite marque s'amuse avec les bracelets, les couleurs, une grande marque se retrouve coincée car la personnalisation est un concept bien trop compliquée pour elle. Et de toutes les façons, 99% des bracelets ne passeraient pas l'obstacle des critères  de la direction des Achats...

C'est toute la tragédie de la situation: cette stratégie "lifestyle" conduit les grandes marques à abandonner ce qui faisaient leur force (notions de pérennité, de manufacture, de tradition) pour se situer sur des terrains sur lesquels elles sont en situation de faiblesse (la montre devient un accessoire de mode presque éphémère). Et le pire, c'est que la stratégie "lifestyle" va même en contradiction avec les orientations industrielles des dernières années (développement de calibres maison, amélioration du contenu horloger): on ne parle plus des mouvements, on ne parle plus des performances, on met juste en situation la montre comme si c'était un article comme un autre...

Mais à ce petit jeu là, les marques traditionnelles suisses, et notamment celles appartenant aux grands groupes, ont tout à perdre. Examinons de plus près ce que recherchent les nouvelles générations en matière horlogère: elles souhaitent du fun (pas gagné avec des marques extrêmement sérieuses...), de la personnalisation (délicate à mener dans une industrie plombée par une gestion de la chaîne d'approvisionnement à des années lumière de l'efficacité de celle de l'automobile), de l'exclusivité (les grandes marques "mainstream" ne donnent plus cette image exclusive qui se retrouve plus facilement dans des marques de niche... y compris sur Kickstarter!) et des prix justes (je vous laisse imaginer, malgré les efforts récents, l'écart qui existe entre les prix proposés et ceux envisagés par cette clientèle). Et encore, je pars du postulat que les Millenials sont véritablement intéressés par l'acquisition d'une montre... ce qui est loin d'être une évidence. En tout cas, une chose est certaine: la dimension statutaire d'une montre suisse ne les séduit pas car ils envisagent le luxe plus comme une expérience de vie que l'on partage que comme un objet personnel symbolisant un plaisir égoïste.

Et pourtant, malgré ces obstacles, malgré l'inadéquation entre l'offre et les aspirations de ces nouvelles générations, les marques horlogères insistent, pondent des communiqués de presse dignes des années 80 (parlant de succès, de gagnants, de statut social... des thèmes rejetés par les Millenials!) et investissent de façon massive sur les réseaux sociaux avec l'aide d'influenceurs.

Ah oui, les influenceurs... vous pensez qu'il s'agit de collectionneurs avertis qui jouent les rôles de prescripteurs? Ou de leaders d'opinion comme un Ben Clymer par exemple? Mais vous n'y êtes pas du tout! Les influenceurs sont des titulaires de comptes Instagram importants (admettons plus de 100.000 followers mais 500.000, c'est mieux... et soyons fous, considérons ces followers comme de "vrais" followers), qui ne connaissent strictement rien à l'horlogerie et qui interviennent pour justement donner la dimension "lifestyle".

Je vais franchement dire ce j'en pense: c'est pathétique. Ces personnes là (garçons ou filles) n'ont aucune culture du produit, sont infichues d'écrire une phrase qui pourrait servir d'accroche à la photo qu'ils publient et qui expliquerait pourquoi ils aiment la montre qu'ils portent, et sont évidemment incapables de répondre à la moindre question. Mais le pire c'est que la communauté qui les suit se contrefiche de l'horlogerie et n'imagine même pas un seul instant que la montre sur la photo (si elle la voit) puisse valoir plusieurs milliers d'euros.

Autrement dit: les marques payent des gens qui ne connaissent rien et qui ne servent à rien puisqu'ils ne généreront aucune vente. Pire: ils peuvent être néfastes car manquant pour la plupart du respect par rapport au produit. Et je n'évoque pas le comportement de certains lors de dîners, plus préoccupés à faire des selfies qu'à promouvoir la montre de la marque qui a payé pour leur présence. Et je vous le dis franchement: j'ai fait vendre, comme tant d'amis collectionneurs ou connaisseurs qui ont apporté du conseil, des avis, des réponses, via mails, sur les forums, bien plus de montres que ces "influenceurs". Vous savez pourquoi je peux être aussi affirmatif? Parce que toutes les personnes dans ce cas peuvent le prouver.

Exemple typique d'un fil de discussion autour d'une photo d'un influenceur rappelant son implication avec la marque X. La montre? Mais quelle montre? Vous pensez sincèrement que ces gens-là vont se ruer dans une boutique le lendemain?


Vous allez me demander pourquoi les marques insistent. J'y vois deux raisons. La première est simple: si une marque x ne fait pas comme la marque y concurrente, elle a le sentiment de rater quelque chose, peut-être une tendance de marché significative. Donc elle se lance aussi avec des influenceurs. La deuxième raison est la plus grave. Les marques se mentent à elles-mêmes. Elles se sont auto-persuadées que la crise horlogère est une crise de la demande et qu'il faut donc compenser les baisses de certains marchés par des nouveaux clients.  Or je suis convaincu, comme je l'ai exprimé souvent, que la crise horlogère est une crise de l'offre autrement dit due à une inadéquation croissante entre les nouveautés présentées et les attentes des clients.

Je vous semble bien pessimiste. Il est vrai que le constat actuel me désole car une fois de plus, je vois des marques que j'aime partir dans le mur, c'est-à-dire perdre le lien avec sa clientèle traditionnelle sans en conquérir une nouvelle. Et là, la situation va devenir bien plus que compliquée: très grave. Il est heureusement encore temps de réagir.

Tout d'abord, tout n'est pas à jeter dans la stratégie "lifestyle". Elle a au moins le mérite de générer, grâce notamment à ceux qui savent s'y prendre, des photos plus décontractées, plus agréables, plus valorisantes que les photos "corporate" se trouvant sur les kits presse que personne (mais absolument personne)  n'a envie de voir. Et au moins, les marques ont pris conscience qu'il fallait adapter le contenu au contenant. On ne communique pas de la même façon sur Instagram que sur Facebook etc...

Ensuite et surtout, il faut revenir aux fondamentaux. Et le point de départ, c'est tout de même le produit. Les marques n'ont toujours pas fait leur véritable révolution culturelle. Il faut tout repenser. Si elles veulent séduire les Millenials, si elles veulent faire revenir la clientèle traditionnelle, si elles veulent que les collectionneurs achètent de nouveau du neuf, les marques doivent tout revoir: structure de collections, structure de prix, designs, contenus horlogers sans oublier les autres sujets clé que sont la distribution et la façon de communiquer (et je dirais: de se comporter) face à la clientèle. Le travail est gigantesque. Mais une chose est sûre: il faut remettre l'horlogerie et plus précisément l'amour de l'horlogerie (que je ne ressens plus chez certains) au centre des préoccupations. Sinon... comment voulez-vous qu'une marque qui vend des montres à 5.000 euros soit plus performante qu'une dont les prix se situent entre 100 et 200 euros?

Et enfin, je reviens à ma propre définition du lifestyle donnée au début de l'article. Je n'avais pas à proprement parler les Millenials en tête. J'entrevoyais une clientèle plus âgée, plus aisée qui aujourd'hui n'est pas forcément attirée par l'horlogerie. La séduction de cette clientèle ne passe pas par le digital mais bien par un contact direct (galeries, foire d'art, biennale des antiquaires etc...) ou des médias adaptés (magazines d'art par exemple). Certaines marques ont eu l'intelligence de mettre leurs boutiques près des galeries et de sortir des quartiers horlogers habituels... c'est plutôt intelligent comme démarche.

Vous pouvez trouver ce long article prétentieux. Vous auriez auquel cas sûrement raison. Après tout, qui suis-je pour me permettre de donner des leçons? Eh bien, je suis, comme vous, la personne la plus importante de l'horlogerie: un client. Oh certes, je ne suis pas un collectionneur important. Mais comme toute personne qui a acheté des pièces depuis de nombreuses années et qui aime tant cet univers fascinant qu'est l'horlogerie, j'ai eu envie d'exprimer ce que je ressens car j'observe une accélération des mauvais choix comme si on allait dans le mur en klaxonnant. Mon seul souhait est de me tromper lourdement et qu'en vérité tout aille bien, que les influenceurs jouent leur rôle et que les Millenials accourent dans les boutiques. Mais ce n'est pas ce que j'observe... Alors, mesdames et messieurs des marques, faites-moi au moins un petit plaisir: redonnez l'impression que vous agissez par amour de l'horlogerie... les montres aujourd'hui donnent plus l'impression d'être l'expression des stratégies marketing ou d'optimisation des coûts que de cet amour. Or l'achat d'une montre demeure un acte passionnel et il ne faut pas s'y méprendre: le client, qu'il soit averti ou non, ressent s'il est en face d'un produit sincère ou pas. Remettez l'église au centre du village et peut-être que les choses commenceront à aller mieux.